Liberté, Égalité, Dépendance numérique
Depuis vingt ans, chaque gouvernement jure que la France va « reconquérir sa souveraineté numérique ». Discours enflammés à Bercy, logos tricolores, plans d’investissement au nom qui fleure bon la République… mais qu'en est-il dans les faits ?
La souveraineté numérique, ce mythe républicain sponsorisé par les GAFAM
« Les ambitions françaises en matière de souveraineté numérique demeurent encore insatisfaites. »
Cour des comptes, Rapport sur les enjeux de souveraineté des systèmes d'information de l’État, octobre 2025
Un océan de dépendance, des clouds sous perfusion américaine, et une Cour des comptes qui dresse un constat d’échec d’une franchise rare :
« La France ne maîtrise pas encore les technologies, infrastructures et données essentielles à son autonomie. Les initiatives restent dispersées, peu coordonnées, et souvent sans traduction opérationnelle. »
Autrement dit : tout le monde en parle, personne ne s’en occupe vraiment.
Un océan de réunions, un désert de résultats
Prenons le cas du projet Cyclades, censé moderniser la gestion des examens scolaires. Prévu pour durer cinq ans et coûter 26 millions d’euros, il s’est transformé en décennie de galère à 73,3 millions d’euros. La Cour, toujours polie, évoque « un pilotage défaillant et des coûts non maîtrisés ». Traduction : une décennie de réunions Teams facturées au taux horaire de la souveraineté.
« L’échec de plusieurs grands projets illustre la difficulté de l’État à mener à bien des programmes informatiques structurants. Les retards, les dépassements de coûts et les revirements stratégiques sont récurrents. »
Et pendant ce temps, les ESN (les fameuses “Entreprises de Services Numériques”) se frottent les mains : elles vendent du GAFAM à tour de bras, rebaptisé “cloud sécurisé” sur des présentations PowerPoint, avec des marges très intéressantes.
Nubo, Pi, et la quadrature du cloud vide
Ah, les “clouds souverains” français !
Nubo au ministère des Finances, Pi à l’Intérieur. Deux infrastructures financées par l’État, censées garantir l’autonomie numérique.
Résultat : 55 millions d’euros dépensés en neuf ans, une tarification “inadaptée”, une “offre de services limitée”, et un taux d’utilisation inférieur à 5 %.
« Les clouds interministériels peinent à trouver leur public : la faible disponibilité des services, l’absence de fonctionnalités d’intelligence artificielle et des coûts supérieurs aux offres du marché en limitent l’adoption. »
Autrement dit : personne ne s’en sert, mais on continue d’y croire. Et comme si ça ne suffisait pas, chaque ministère a décidé de créer son propre mini-cloud : Oshimae (Agriculture), Cloé (Éducation), Éco (Transition écologique)…Un festival de duplication, de dépenses et de fierté mal placée.
« L’État entretient une fragmentation coûteuse de ses infrastructures numériques, chaque ministère développant des solutions distinctes sans mutualisation effective. »
En clair : un état schizophrène, où chacun veut être souverain dans son coin.
FranceConnect : souveraineté d’abord, sécurité plus tard
La Cour salue la large adoption de FranceConnect, la passerelle d’authentification nationale, mais note au passage que la sécurité n’était pas franchement la priorité au départ :
« Des vulnérabilités sérieuses ont été identifiées tardivement, en raison d’un recours massif à des prestataires externes et d’un pilotage insuffisant des risques. »
Une habitude bien française : on construit la maison, on s’installe dedans, et on met les serrures aux portes plus tard. Mais rassurez-vous, c’est souverainement fait !
Health Data Hub et Virtuo : la souveraineté made by Redmond
Quand la Cour des comptes cherche des exemples emblématiques, elle n’a pas besoin d’aller loin :
« Le Health Data Hub, hébergé sur le cloud Microsoft, illustre les contradictions de la doctrine de souveraineté. »
Oui, les données médicales des Français sont stockées chez un acteur soumis au Cloud Act américain, une loi autorisant Washington à exiger les données de toute entreprise américaine, où qu’elle soit dans le monde. Mais c’est rassurant : au moins, l’oncle Sam veille sur notre santé.
Et le système RH de l’Éducation nationale (Virtuo) ? Attribué à une société américaine. Parce qu’apparemment, les 55 M€ du cloud souverain, c’était déjà trop cher pour faire deux devis.
120 millions pour la souveraineté : l’aumône numérique
« Les crédits alloués à la souveraineté numérique demeurent limités : environ 120 millions d’euros sur quatre ans. »
Soit 0,004 % du budget de l’État. Soit le prix de deux ministères en cafés Nespresso et quelques séminaires de “transformation digitale”. Pendant ce temps, Micro$oft, AWS et Google investissent chacun plusieurs milliards par an dans leurs infrastructures européennes. Mais la France, elle, préfère l’apparence du cloud à la substance.
La Cour des comptes en mode “coup de gueule poli”
Dans sa conclusion, la Cour met les points sur les “i” (et les euros sur les nuages) :
« L’État doit cesser de poursuivre simultanément des objectifs contradictoires : recherche de performance technologique maximale et indépendance numérique. La dépendance aux grands acteurs américains s’en trouve mécaniquement renforcée. »
Autrement dit : on ne peut pas vouloir être indépendant tout en confiant les clés de la maison à Microsoft, Google ou Amazon. Mais il faut croire que ça, nos dirigeants ne l’ont pas encore lu dans la version “résumé exécutif”.
Le grand paradoxe : une souveraineté sous-traitée
Le rapport le souligne : la dépendance ne vient pas que du matériel ou des clouds, mais du pilotage même de l’État, confié à des sociétés privées. Des ESN qui facturent des “prestations souveraines”… en s’appuyant sur les services des GAFAM. La boucle est bouclée.
Résultat : une souveraineté numérique sous-traitée, vendue en régie et délocalisée à Seattle.
« La dépendance de l’État à l’expertise de prestataires extérieurs entrave la montée en compétence de ses agents et fragilise son autonomie stratégique. »
La souveraineté en théorie, la dépendance en pratique
Entre le cloud fantôme, les projets hors budget, des prestataires GAFAMisés et les données sensibles stockées à l’étranger, le bilan est limpide : la France n’est pas souveraine. Elle finance sa dépendance, organise sa fragmentation et appelle ça une stratégie. Mais attention : tout n’est pas perdu. Le rapport recommande de :
- Déployer de vrais outils bureautiques souverains (si si, Libreoffice existe bel et bien, ce n'est pas un mythe) ;
- Mettre de l’ordre dans les clouds ministériels (ça promet !);
- Et enfin cartographier les données sensibles, histoire de savoir où elles dorment avant que la NSA ne le fasse à notre place (quoi que, je pense que c'est déjà fait et que ça alimente déjà les IA des GAFAM).
Une France, souveraine… mais sous tutelle technologique américaine
On voulait l’autonomie numérique, on a eu la dépendance administrée.
On voulait “reconquérir nos données”, on les a confiées à des prestataires étrangers.
On voulait faire du “cloud de confiance”, on a fait du “cloud de connivence”.
« La souveraineté numérique ne se décrète pas. Elle se construit. Et pour l’instant, elle reste une ambition sans traduction concrète. » - Cour des comptes
Sources :
- Cour des comptes - Les enjeux de souveraineté des SI civils de l'état (pdf)
- Cour des comptes - Mieux suivre et valoriser les gains de productivité de l'état issus du numérique (pdf)
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